Par Régis Chamagne de reseauinternational.net
L’ampleur et la nature de l’engagement militaire russe en Ukraine ont une signification qui me semble claire : la partie est finie !
Le changement de paradigme géopolitique que j’évoque depuis de nombreuses années à l’occasion de conférences ou dans des articles, sous l’aspect d’une courbe de Stuart Kauffman, est arrivé à son terme. Il ne reste plus qu’à l’accepter et à le traduire dans le droit international. C’est ce qu’avait proposé récemment Vladimir Poutine dans ce que la propagande occidentale avait nommé « ultimatum ». Le problème est qu’une puissance sur le déclin a du mal à accepter que sa grandeur soit passée. Par un phénomène naturel d’hystérésis elle continue à se voir dans la position de dominant alors que la réalité est déjà autre.
Différents scénarios sont alors possibles :
- Le système de pouvoir est suffisamment intelligent pour percevoir l’effondrement de puissance, avec un temps de retard certes, et les dirigeants essaient de gérer au mieux « l’atterrissage ». C’est ce qu’avait tenté Mikhaïl Gorbatchev, mais il avait largement sous-estimé le manque de fiabilité des promesses anglo-américaines dont le génocide des indiens d’Amérique du nord offre un exemple saisissant. Je conseille au passage la lecture du livre d’Howard Zinn « Une histoire populaire des États-Unis ».
- Le système de pouvoir est de type gérontocratique, réel ou symbolique (méfiez-vous des vieux qui ont l’air jeunes), et il vire à la paranoïa, au dogmatisme fondé sur une représentation désuète (le destin exceptionnel…) et devient totalement idéologique. Dans ce cas, on peut tenter d’amener ce système de pouvoir à revenir les pieds sur terre, petit à petit, de façon impressionniste, mais si cela ne fonctionne pas, il reste la douche froide ; c’est ce qui se passe en ce moment en Ukraine.
Anticipation
Si Vladimir Poutine a décidé l’action qu’il mène, c’est qu’il a envisagé tous les scénarios possibles et en particulier les réponses des pays occidentaux et qu’il a les moyens d’y répondre. Or la politique des pays occidentaux, qu’elle soit intérieure ou extérieure, est gouvernée par l’idéologie, non par la raison. Dans la situation actuelle, elle mène à l’hystérie. Mais surtout, du point de vue de V. Poutine, elle est prévisible car les idéologues sont prévisibles.
La suite sera pathétique
Les pays occidentaux ont commencé à « dénoncer très fermement et avec la plus grande vigueur cet acte d’agression russe ». En somme, ça pousse des cris d’orfraie, ça hurle, ça montre du doigt, ça donne des leçons, bref ça n’agit pas. Ça n’agit pas parce que ça ne peut pas agir, ça n’en a pas les moyens… Mais ça menace de sanctions, et c’est là que la situation risque de dégénérer pour les pays occidentaux car la Russie, par la voix du porte-parole du Kremlin Dmitri Peskov, a annoncé : « Les mesures de riposte suivront, bien évidemment, à quel point elles seront symétriques ou asymétriques, cela va dépendre de l’analyse des restrictions » imposées à la Russie.
Non seulement la Russie ne craint pas les sanctions mais en outre sa réponse risque encore de surprendre tout le monde.
La Russie ne craint pas les sanctions
- En 2014, les sanctions européennes conséquentes à l’annexion de la Crimée ont renforcé la décision de Vladimir Poutine d’investir 52 milliards de dollars dans l’agriculture, afin de ne plus dépendre de l’extérieur en alimentation, et de ne plus craindre des pénuries en cas de sanctions occidentales. Depuis, d’importatrice de blé, la Russie est devenue le premier pays exportateur. D’ailleurs, en ce moment, les cours du blé et des céréales explosent. En outre, alors qu’avant 2014 elle n’avait quasiment pas d’élevages, aujourd’hui la Russie est autosuffisante en volailles et quasiment en viande de porc, grâce à des investissements massifs dans l’élevage industriel.
- Dans la même dynamique, la Russie est un pays manufacturier en développement. D’ailleurs, elle manque de main d’œuvre pour soutenir ce développement. À cet égard, l’afflux de réfugiés russes d’Ukraine en Russie pourrait être une aubaine.
- Dans le domaine des métaux, la Russie disposerait de 16% des réserves mondiales de béryllium, 11% du chrome, 22% du cuivre, 38% du manganèse, 79% du mercure, 15% du nickel, 16% du niobium, 10% du platine, 7% du tantale, 49% du vanadium, 24% du zinc, ainsi que de réserves importantes en métaux rares comme le rhodium. En somme, des ressources variées qui couvrent les besoins dans les domaines stratégiques de la technologie du futur.
- La Russie est autonome sur le plan de l’énergie tandis que les pays européens ne peuvent se passer du gaz russe. Le gaz russe, c’est 40% du gaz européen. De plus, l’Europe n’a pas assez de capacités pour traiter le GNL américain. Elle manque de terminaux et de capacités de regazéification du gaz liquide. En particulier, l’Allemagne n’a aucun terminal ; c’est le maillon faible.
- La Russie pourrait être exclue du système SWIFT, le système international de transactions financières. Mais là encore, la Russie a développé officiellement son propre système, ainsi que la Chine, et il y fort à parier qu’un système russo-chinois est déjà opérationnel. Or la Chine est actuellement « l’usine du monde », donc tous les pays qui importent des produits fabriqués en Chine devront utiliser le nouveau système de transactions ; ça fait du monde ! Ce n’est pas la Russie qui sera exclue de SWIFT, c’est SWIFT qui sera exclu des transactions internationales. Cela fait partie du changement de paradigme géopolitique.
La réponse de la Russie : une autre prise de judo ?
Que faut-il comprendre des paroles de Dmitri Peskov ? « Les mesures de riposte suivront, bien évidemment, à quel point elles seront symétriques ou asymétriques, cela va dépendre de l’analyse des restrictions ». Comme d’habitude, V. Poutine annonce la couleur.
La dépendance des différents pays occidentaux à la Russie (énergie, nourriture, métaux…) est très variable. Derrière les mots « symétriques » et « asymétriques », il y a une arme pour diviser le bel édifice occidental, pour créer des lignes de fracture. Il y aura ceux qui seront gentils avec la Russie et les têtus. Les premiers seront épargnés et invités à rejoindre le nouvel ordre mondial rapidement, les seconds auront du mal à passer l’hiver. Tout cela se passera sur fond de pièce de théâtre afin que les Occidentaux ne perdent pas la face. Gageons que Vladimir Poutine sera magnanime.
En résumé, Vladimir Poutine a décidé de siffler la fin de la partie de poker menteur avec les Occidentaux, USA en tête. Son jeu à lui sont les échecs ou le judo. Par cette action surprise, rapide et extrêmement bien préparée et coordonnée, la Russie démontre une fois de plus l’efficacité de son armée et sa supériorité technique. Le changement de paradigme géopolitique est en train d’être achevé et ceux qui voudront continuer à l’ignorer resteront un moment au bord de la route.
source : Régis Chamagne