Les commentateurs politiques qui, d’habitude, sont généreux de leur temps, en ont momentanément manqué pour commenter cet incident, comme si les excuses présentées par Alexis Sinduhije au journaliste de la Radio Publique Africaine (RPA) , Serge Nibizi , suffisaient à clore le débat, qui nous semble pourtant être un débat de fond. Certains seraient tentés d’y voir la main – et l’influence – d’un conseiller en relations publiques, pour redorer l’image du leader du MSD. Le brouhaha numérique qui a suivi ces excuses sur les réseaux sociaux confirme cette hypothèse. Après ses excuses, ne voilà-t-il pas que des griots présentent le leader comme un exemple à suivre pour tous les hommes politiques burundais, récupérant ainsi une bourde pour en faire une illustration de l’excellence du candidat ! Mais le procédé est trop gros et ne convainc que les convertis les Burundais n’aimant pas qu’on les prenne pour des idiots.
Je prends sur moi l’odieux de revenir sur ce dossier, au risque de paraître comme un emmerdeur. L’analyse que je propose n’est cependant ni plus valable, ni plus légitime qu’une autre. C’est un regard sur un dossier que j’estime capital, et que l’on ne peut solder sans en analyser tous les contours. Je ferai cependant cette analyse à partir de mon domaine de formation – la communication – qui se trouve cependant être à un jet de pierre de la science politique.
La scène, que l’on imagine après avoir écouté l’échange entre Nibizi Serge et l’ancien (et toujours ?) patron de la Radio, est pour dire le moins, paradoxale. Elle traduit un malaise plus général, que les observateurs avisés de la scène politique et médiatique burundaise ressentent : il y a visiblement une complaisance, une complicité – allons plus loin : une connivence – entre un leader politique et une institution médiatique qui lui a servi de rampe de lancement dans l’espace politique. Cette institution médiatique, dont il est issu mais qu’il n’a jamais vraiment quittée puisque son influence y est toujours prépondérante, donne l’impression qu’elle est (entièrement ?) au service de ses ambitions politiques. En fait, c’est comme s’il avait quitté la chambre à coucher et s’était installé dans le salon.
Journalistes ou griots ?
Dans les conditions normales, Alexis Sinduhije a donc droit à une sorte de privilège qui lui permet de parler au peuple burundais sans être interrompu par un journaliste, comme si les questions, les objections et les réticences du journaliste à accepter son point de vue comme parole d’évangile apparaissaient comme une sorte de bruit qui brouille sa communication. Résultat des courses : une interview où il déroule sa cassette, notamment sur sa vie privée, sans qu’un journaliste pose la moindre question qui conteste le point de vue de la personne interviewée. Dans le langage du métier, on appelle cela le « spinning » : un journaliste se transforme en griot et loue, comme en Corée du Nord, les vertus du leader préféré et bien aimé. Ce n’est pas parce que cela se passe sur une chaîne privée (de déontologie ?) au lieu de se passer sur une chaîne publique (où on est coutumier de ce genre de pratiques incestueuses) que cela devient, momentanément, acceptable.
Dans le cas d’espèce, c’est-à-dire dans l’incident qui sert de point de départ à cette analyse, des citoyens posaient des questions, que le journaliste estimait pertinentes. Ils voulaient des réponses et ils estimaient que le leader politique invité pouvait les leur donner. Mais le leader, comme à son habitude, voulait utiliser la RPA comme une caisse de résonance aux fins de diffuser ses thèses. Dans sa tête, il avait une cassette préenregistrée. Il avait l’habitude de la faire passer sans que le journaliste en face de lui l’interrompe. L’interruption, toute interruption, apparaissait alors comme un bruit, qui brouille le message, qui parasite l’opération de relations publiques, l’autopromotion. Mais le journaliste Serge Nibizi connaît une sorte de sursaut citoyen : des concitoyens ont posé des questions et attendent des réponses. Le plus important, ce n’est pas la cassette, ce sont les réponses aux attentes, aux interrogations, aux préoccupations des citoyens. Alors le journaliste rompt le contrat tacite entre la chaîne – qui n’a jamais si bien porté son nom – et celui qui, en déclarant en ondes qu’il peut priver d’emploi – et de pain – celui qui porte la parole de ces citoyens qui posent des questions – révèle sa véritable identité et sa véritable personnalité.
Information ou communication ?
Ici se joue un jeu politique dont peu de commentateurs, notamment sur facebook, comprennent les enjeux. Au Burundi, aussi bien dans le privé que dans le public, il est facile de faire des médias des tableaux d’affichage ou des caisses de résonance, où celui qui paie – l’État ou l’investisseur privé – débite sa parole, sur le mode du monologue. On appelle cela l’information. Je – moi qui paie – vous informe et vous buvez mes paroles sans les mettre en doute. Et cela me rappelle ce qu’un ancien ministre de l’information, un certain Benoît Muyebe, disait à un journaliste, qui prenait trop de libertés avec la ligne officielle, déjà sous l’ère Bagaza : « Mbega sha irya Radio ni iya so ? », ce qui se traduirait par « Tu affiches une telle liberté de parole que tu t’imagines que cette radio appartient à ton père, donc que tu ne peux pas être congédié. » Au fond, c’est, dans des termes différents, mais avec plus de brutalité, que Sinduhije s’est adressé à Nibizi : « À qui appartient cette radio ? Rappelle-toi qu’elle ne t’appartient pas et que je peux te virer demain matin, donc te priver de micro – et donc de gagne-pain ». Cela me rappelle étrangement une chanson de Céline Dion. « On ne change pas. On met juste le costume d’autres sur soi. »
Derrière son micro, prenant sa déontologie journalistique au sérieux et les auditeurs à témoin, le journaliste pensait que le temps de l’information, du monologue, du tableau d’affichage et de la caisse de résonance, exclusivités des financiers, publics ou privés, est fini, qu’à l’heure de l’Internet, de Facebook, de twitter, même si tout le monde au Burundi n’y a pas accès, il faut penser les relations entre les médias et les citoyens en termes de dialogue, d’interaction, de communication, entendue dans le sens étymologique d’échange. L’espace médiatique, il le pensait dans cette logique comme un espace de débat, vigoureux à l’occasion, mais relativement civilisé, le lieu d’une délibération transparente et sereine. Cet espace pluraliste et ouvert à la parole de l’autre, même si elle ne nous plaît pas, il l’imaginait comme un espace démocratique, inclusif et pluraliste, où se discute sans violence la gestion de la chose publique, la Res Publica.
Derrière ces deux visions – l’information, incarnée par Sinduhije – et la communication – incarnée par Nibizi, se profilent deux visions du rôle des médias dans la société. Ils peuvent être des espaces rigoureusement verrouillés, caisses de résonance de ceux qui les financent ou fonctionner comme des espaces d’échange et de dialogue qui nous élèvent tous et nous outillent pour jouer le jeu politique comme des citoyens éclairés, autrement dit pour démystifier les menteurs, qu’ils soient au pouvoir ou jouent dans les rangs de l’opposition.
Au fond, cette « heureuse faute », ce crime de lèse-majesté commis par Serge Nibizi est une bénédiction. Il nous permet de voir clair dans ce théâtre d’ombres chinoises. Il nous permet de voir que la manipulation n’est pas uniquement localisée du côté du pouvoir. Il révèle aussi une tendance qui, je l’espère, deviendra large, si le cas Nibizi est suivi par d’autres journalistes, qui revendiquent une indépendance éditoriale et brisent la loi du silence, l’Omerta.
Et les chiens se taisaient
Les journalistes du secteur privé burundais ne peuvent pas être si durs et si intransigeants dans leurs critiques du pouvoir – ce qui est légitime – et être à plat ventre, pratiquer un journalisme de révérence, tenir des propos convenus et convenables, devant les leaders de l’opposition, sous prétexte que certains paient leurs salaires. Ils risquent de perdre leur crédibilité. Dans les sociétés démocratiques, les journalistes sont des chiens de garde qui aboient quand le bien commun est dilapidé, quand les droits et libertés sont bafoués, quand les sans-voix ont besoin de quelqu’un, d’une voix forte, pour porter leur parole dans l’espace public. Un chien de garde qui n’aboie pas ou qui n’aboie plus parce que la laisse serre trop son cou, que la laisse soit tenue par un mandataire public ou par un investisseur privé, ce chien ne sert plus à rien. C’est un chien de garde… qui ne garde plus rien… et qui laisse les loups entrer dans la bergerie. Et les dégâts, vous vous en doutez bien, ne sont jamais bien loin. Serge Nibizi s’est imposé comme un chien de garde … qui a du mordant. Espérons qu’il ne sera pas viré demain matin. Mais gageons que puisqu’il a été menacé de licenciement en ondes, avec des millions de personnes comme témoins (auriculaires ?), on attendra peut-être que cette tempête soit passée avant de lui montrer la porte. Il ne faut pas abdiquer toute dignité parce qu’il faut manger. Jean-Marie Kayishema, le dramaturge rwandais, qui traduisait un proverbe bien de chez nous, a écrit ces mots qui forcent l’admiration : « Quand le ventre parle plus haut que le cœur, c’est qu’une noblesse est en train de mourir. »